L’usage de la vidéoprotection pendant la pandémie a accéléré la confusion entre assistance et surveillance. Domestiques ou parentales, ces surveillances ont l’air innocentes, mais leurs implications posent problème, explique l’historienne états-unienne Hannah Zeavin. Entretien
L’attention portée aux autres, selon le concept anglais du « care », peut être une porte d’entrée à la surveillance d’autrui, surtout lorsque la technologie s’en mêle. C’est l’une des thèses défendues par la chercheuse états-unienne Hannah Zeavin, de l’université de Berkeley, qui travaille sur l’histoire de la télémédecine et la technologie qui envahit les foyers. Elle publie cet été une histoire de la téléthérapie, aux éditions du MIT.
HANNAH ZEAVIN Diplomée de Yale, doctorante du département des médias, de la culture et de la communication de l’université de New York, chercheuse à Berkeley
Comment sommes-nous passés du soin à la surveillance ?
Hannah Zeavin L’exemple du baby-phone est pertinent. Le care et la surveillance sont intrinsèquement liés, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants. C’est une partie du boulot de parent, particulièrement de la mère ou de la personne payée pour prendre soin de l’enfant. Le premier outil du genre a été conçu par le sculpteur américain Isamu Noguchi, pour un client fortuné pendant la Grande Dépression. Le but était de remplacer la nounou, pas de surveiller son travail. Attention à l’autre, surveillance et soins, tout s’est mélangé. Aujourd’hui, la même technologie est utilisée pour surveiller simultanément les travailleurs domestiques et les enfants.
Aux États-Unis, on appelle cela les Nanny Cams, caméras à nounou, des baby-phones avec vidéo. Et bien que nous ayons ces caméras depuis plus de trente ans, elles peuvent maintenant être regardées et écoutées en temps réel et à longue distance, par exemple, depuis son smartphone.
En France, la droite ne dit plus vidéosurveillance, mais vidéoprotection. Cela suit la même logique ?
Hannah Zeavin C’est la même logique glissante selon laquelle la surveillance vise à protéger la personne d’une autre, qui est également surveillée. Je ne vois pas de tel glissement sémantique en anglais. Si on reprend l’exemple de l’enfant, il est sous protection vidéo, de même que son agresseur potentiel est sous surveillance. Mais, bien sûr, les deux sont surveillés. On nous dit : « Vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à cacher », ce qui est loin d’être vrai. Vous avez quelque chose à craindre si l’État détermine que vous pouvez avoir quelque chose à cacher : cela est souvent déterminé par la classe sociale, l’origine ethnique ou le genre. Pourtant, cette logique permet à beaucoup d’adhérer à la surveillance pour leur propre sécurité. Nous nous habituons, nous nous disciplinons à la surveillance de cette façon.
« Aux États-Unis, ces outils de surveillance parentale pèsent un quart de la New Mom Economy, 10 milliards de dollars par an. »
Est-ce une exploitation de nos angoisses ?
Hannah Zeavin Dans le contexte américain, de nombreux parents se sentent débordés. À partir de là, nos peurs et nos expériences divergent. Certains ont peur de l’invasion de leur domicile, d’autres de la ruine de leur famille via une sorte de présence extérieure. Parfois, c’est la peur de quelque chose qui n’est pas tout à fait tangible, quelque chose qui n’est même pas nommable pour la famille. Cet intrus a été représenté comme un étranger faisant intrusion dans la famille et le foyer, comme une nounou, une garderie, une école, un enseignant. L’intrus peut être surveillé depuis la tablette, la télévision, la radio ou une caméra placée dans un ours en peluche, voire dans la sonnette de la porte. Les États-Unis valorisent les enfants de manière particulière, en tant qu’idée et idéal, plus que les adultes. L’impératif « Pensez aux enfants ! » domine.
La vente de technologies destinées à les protéger découle de cette même logique. Dans le même temps, si tous les parents sont perçus comme les garants du bien-être de leurs enfants, les mères restent les premières personnes à qui les avertissements sont donnés, les conseils prodigués et les biens de consommation commercialisés. Ce marketing use de l’anxiété parentale et, à la fois, de la promesse de soulager cette angoisse, en prenant en charge le travail parental. En réalité, les fausses alertes abondent et augmentent l’anxiété.
Le nombre d’appareils alliant soins et surveillance croît très vite. Cela va-t-il encore s’étendre ?
Hannah Zeavin Aux États-Unis, les parents-consommateurs dépensent désormais 10 milliards de dollars par an pour ces objets, soit un quart de ce qu’on appelle le New Mommy Market ou New Mom Economy, l’économie centrée sur la mère, un joli nom pour les 46,5 milliards de dollars générés par les millennials devenus parents. Une part croissante de la technologie parentale est composée d’applications mobiles qui surveillent la respiration d’un enfant. Mais pas seulement : nouvelles baby-sitters robotiques, dispositifs de surveillance de la grossesse à domicile, applications pour les devoirs… La liste est longue.
Dans mon deuxième livre, « Mother’s Little Helpers : Technology in the American Family », je me concentre exactement sur ces moments d’extension, au-delà de la maison. Comment une technologie destinée à surveiller l’intérieur de la maison étend son champ d’action à l’extérieur, dans la rue.
La télémédecine constitue-t-elle la prochaine zone d’extension de la surveillance ?
Hannah Zeavin Nous sommes dans un moment critique : nous allons voir ce qu’il adviendra de l’acceptation et de la couverture par les systèmes d’assurance-maladie de ces plateformes de télémédecine et de téléthérapie. Cette dernière, par exemple, a souvent été accompagnée d’une promesse de démocratisation. Il y a trop peu de cliniciens pour aider tous ceux qui ont besoin de soins en santé mentale. Une grande partie des thérapies sont trop chères pour le citoyen moyen.
La téléthérapie, qu’elle se pratique en ligne, sur mobile, par courrier ou par SMS, promet un accès économique à ces soins de santé mentale au-delà du cabinet de consultation et à ceux qui ont les moyens de fréquenter cet espace privilégié. On aurait pu s’attaquer à cette crise en augmentant le nombre de cliniciens formés, en réorganisant la structure de l’assurance ou en socialisant la médecine et les soins de santé mentale. Mais des entreprises privées sont intervenues pour « disrupter » la santé mentale en crise et fournir ce qu’elles prétendent être une « thérapie pour tous » : plus facile et plus efficace. Des applications et des algorithmes de soins sont facturés au mois et non à la séance, et sont vendus comme disponibles pour les patients tout le temps, à la demande. Mais seulement 5 % de ceux qui se tournent vers la téléthérapie sont de nouveaux patients. D’autres formes d’accès aux soins doivent être trouvées et encouragées.
Télésurveillance. Technologies de la protection, le cheval de Troie - L'Humanité
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