Si Internet a le mérite d’avoir favorisé l’accès à la connaissance et à l’information, il a en revanche permis – malgré lui – la démocratisation du complotisme. Alors que les attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington avaient ouvert un nouveau cycle conspirationniste, les dernières années ont vu les théories du complot se multiplier en ligne. Tout événement dramatique (attaque terroriste, pandémie, etc) trouve aujourd’hui sur les réseaux sociaux des pseudos « analystes » qui assurent que la version officielle cache des intérêts douteux et secrets. « Réveillez-vous, on vous ment ! » clame Alain Soral devant sa webcam.
Invitée du festival Maddy Keynote, l’historienne et autrice de L’ère du complotisme Marie Peltier explique comment les nouvelles technologies ont favorisé l’émergence du conspirationnisme en France, et partout dans le monde.
Est-il vrai de dire que le complotisme a gagné du terrain ces dernières années ?
Oui clairement. J’irais même plus loin en disant que l’imaginaire conspirationniste est devenu presque majoritaire dans notre société. Cela ne signifie pas que tout le monde est complotiste mais on observe que le réflexe de défiance à l’égard de la parole politique, médiatique, médicale et scientifique s’est largement généralisé.
Quel événement a accéléré la propagation des théories du complot ?
Tout un ensemble de facteurs ont favorisé l’émergence des théories du complot. D’ailleurs, il est important de souligner que le conspirationnisme n’est pas nouveau. Historiquement, c’est un phénomène même ancien. Dans sa forme structurée, il apparaît dès la fin du XVIIIe siècle avant de connaître une résurgence dans les années 2000, avec les attentats terroristes du 11-Septembre. À l’aube d’un siècle en manque de repères, les sphères conspirationnistes ont surfé sur cette tragédie pour donner vie à un récit collectif. D’une certaine manière, les attaques du 11-Septembre sont venues réinjecter un sens civilisationnel à l’Occident, qui était désarmée à bien des égards : en déclin religieux, en désillusion idéologique, en crise démocratique, en manque d’« ennemi » identifié après la fin de la guerre froide.
Peut-on dire qu’Internet est responsable de l’émergence de ce phénomène ?
En tout cas, il en est le médium principal. Dans la première moitié du XXe siècle, le conspirationnisme était très présent dans les mouvements fascistes et nazis. Après la Shoah, prenant conscience de ce à quoi ce complotisme antisémite avait conduit, beaucoup de textes conspirationnistes ont été interdits dans nos pays. Aujourd’hui, le web rend accessible tout type de discours conspirationniste. Il favorise aussi certains types de formats propices à la manipulation, comme le format vidéo. Donc c’est certain que la massification du web a contribué à renforcer le complotisme.
Depuis quand Internet est devenu un canal de propagande privilégié par les sphères complotistes ?
Depuis toujours car les sphères complotistes ont compris très tôt que c’était un bon terrain de diffusion. Et dès les années 2010, elles se sont rapidement appropriées les réseaux sociaux qui ont ensuite permis la démocratisation de la parole conspirationniste.
Comment le complotisme a investi les nouvelles technologies ? Cela s’est-il fait par étapes ?
Dans les années 2000, les complotistes ont surtout investi les forums et les blogs où ils étaient très actifs. Puis, ils ont rapidement compris que le format de la vidéo était viral et n’ont pas hésité à beaucoup l’utiliser. Au fond, on peut dire que les conspirationnistes ont été précurseurs dans l’utilisation du web. Cela étant, il ne faut pas oublier qu’ils ont eu le soutien de certains régimes à travers le monde. Je pense particulièrement au Kremlin. La Russie a, en effet, largement investi dans le web pour diffuser ses contenus et ceux issus des sphères conspirationnistes. Cela a relancé une sorte de guerre de l’information.
En France, un exemple en la personne de Thierry Meyssan démontre très bien l’accointance qui existe entre les idéologues complotistes et les régimes autoritaires. Dans son ouvrage L’Effroyable Imposture paru en 2002, qui a été un best-seller, Thierry Meyssan prétendait que le 11-Septembre était en réalité un complot de la CIA. Aujourd’hui, il est avéré que cet homme a travaillé pour l’Iran et la Syrie, deux pays autoritaires.
Quels outils numériques les complotistes utilisent-ils pour justifier leurs thèses ?
La stratégie des complotistes consiste à manipuler par le discours. L’idée, c’est de semer le doute sur les événements par la vidéo ou des montages photo, et ainsi distiller dans la tête des gens que ce qu’ils ont entendu par les canaux dits traditionnels n’est pas la vérité. À partir de là, il s’agit de publier d’autres contenus qui viennent donner l’explication et rétablir la soi-disant vérité. Et comme je le disais plus tôt, la vidéo est un format qui circule beaucoup dans la sphère conspirationniste. Même avant YouTube, on trouvait sur le web des vidéos soit face caméra (type Alain Soral), soit toutes montées avec des images censées prouver le fameux « mensonge ».
Quelle est la part de responsabilité des réseaux sociaux ?
Dans le complotisme, tout le monde a sa part de responsabilité, y compris les plateformes sociales. Mais plus généralement, le problème c’est leur fonctionnement. Les réseaux sociaux fonctionnent par la validation de la communauté, le principe des retweets, des likes, etc. Cela a biaisé le débat public de manière générale et c’est quelque chose qui favorise beaucoup le conspirationnisme. Aujourd’hui, une multitude de récits cohabitent sur Internet à propos d’un même événement. S’il y a un attentat terroriste par exemple, il va y avoir plein de versions de ce qui s’est passé. C’est comme s’il n’y avait plus de hiérarchie dans l’information et comme si la parole d’un média était égale à celle d’un individu lambda. En cela, on peut dire que les réseaux sociaux ont développé le sens de la démarche rationnel et critique.
D’après vous, que devraient faire les entreprises comme Google, Facebook ou Twitter pour lutter contre le conspirationnisme ?
On l’a récemment vu avec l’assaut du Capitole. Certaines de ces entreprises ont banni ou suspendu des comptes complotistes. Au fond, c’est du bricolage. Il faudrait à la place mener une réflexion de fond avec les utilisateurs, les entreprises technologiques, les pouvoirs publics… Toute la société, en somme. Il est notamment indispensable de redéfinir ce qui est acceptable ou ce qui ne l’est pas. L’incitation à la haine est théoriquement interdite sur les réseaux sociaux ; il n’empêche que, dans les faits, les contenus publiés sont difficiles à contrôler. Quand on voit, par exemple, le problème du cyber-harcèlement, il y a un énorme travail à faire.
Personnellement, je suis la cible depuis plusieurs années de cyber-harcèlement, et j’ai beau signalé les comptes Twitter qui me harcèlent, ils sont toujours là. C’est pourquoi je crois qu’il est nécessaire de réguler toutes ces plateformes sociales. Le problème, c’est qu’elles y résistent assez largement. Cela supposerait de revoir leur fonctionnement, et donc de toucher à leur business. Elles, existent justement par le fait qu’elles génèrent du flux, du buzz. Cela n’irait pas dans leur sens et en attendant, elles bougent peu ou en tout cas trop lentement.
Comment les nouvelles technologies ont permis au complotisme de gagner du terrain - Maddyness
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