ENTRETIEN - En se focalisant sur le rachat de Twitter par Elon Musk, une partie de l'opinion publique passe à côté du vrai sujet, à savoir la façon dont les réseaux sociaux transforment notre rapport au monde, analyse Charleyne Biondi, auteur de «Dé-coder, une contre-histoire du numérique».
Charleyne Biondi est docteure en théorie politique, en double diplôme à Columbia (New York) et à Cevipof-Sciences Po. Ses recherches doctorales portent sur l'histoire politique de la technologie numérique et les régimes de vérité qui ont accompagné son développement, de la cybernétique des années 1950 au capitalisme de surveillance de Google. Elle vient de publier Dé-coder, une contre-histoire du numérique (éd. Bouquins, 2022).
LE FIGARO. - Derrière la gestion histrionique de Musk, faut-il voir une crise plus large de Twitter ?
Charleyne BIONDI. - La gestion histrionique dont vous parlez n'est pas spécifique à Twitter. Elon Musk a appliqué au réseau social des techniques de management qu'il avait déjà employées dans ses autres entreprises, notamment Tesla et SpaceX. En 2018, alors que la Tesla Model 3 avait des problèmes de production, Musk avait aussi procédé à des renvois massifs, effrayé employés et investisseurs en tenant publiquement des propos alarmistes sur la santé financière de son entreprise, et encouragé ses équipes à travailler le plus possible, passant lui-même des nuits entières à son bureau, dormant sur un matelas installé dans une salle de conférences, enchaînant les semaines de 120h… Il avait même défrayé la chronique avec ses tweets (déjà !!) annonçant qu'il comptait racheter et dé-lister Tesla—ce qui n'a évidemment jamais eu lieu. Replacés dans le contexte de «l'histoire managériale» de Musk, les récents événements concernant son rachat de Twitter semblent donc moins spécifiques au réseau social qu'à l'entrepreneur lui-même.
Cependant, je ne suis pas convaincue que la figure de Musk mérite qu'on s'y attarde tant que cela. Certes, sa personnalité et ses prises de position très tranchées donnent à la saga du rachat de Twitter un caractère particulièrement «flamboyant» ; mais dans le fond, ces pratiques ou techniques managériales dont on s'inquiète tant - les licenciements, la culture d'entreprise «extrême» ou «hardcore» mise en place au nom de la rentabilité, et la multiplication de «tests» sans lendemain (comme l'annonce d'une souscription payante sur le réseau social) - n'ont rien d'extraordinaire dans le contexte économique états-unien, où les marchés, y compris celui de l'emploi, sont dérégulés, et où le culte de la libre entreprise s'accommode naturellement d'entrepreneurs tout-puissants qu'il convient de «laisser-faire».
Pour l'Europe, contrôler les pratiques des Gafam et les effets de nouvelles technologies étrangères représente un enjeu géopolitique : il s'agit de ne pas se retrouver assujettis à ces nouvelles puissances.
Charleyne Biondi
La situation de Twitter n'illustre donc pas tant une «crise» qu'un phénomène bien connu : celui des irréductibles tensions, au cœur de toute démocratie de marché, entre les ambitions de sa sphère économique et ses institutions politiques.
A-t-on affaire à une redéfinition de la liberté d'expression dans nos démocraties occidentales ou cette querelle est-elle d'une autre nature ?
D'abord, la liberté d'expression «absolue» que Musk avait prônée au moment du rachat de Twitter n'a pas eu lieu. On a cru à un moment donné que Musk allait appliquer à Twitter une version extrême, non censurée, de la liberté d'expression à l'américaine, ce que semblait confirmer le retour en grâce de Donald Trump sur la plateforme. Or, une liberté d'expression non-modérée sur un réseau social peut raisonnablement faire craindre une multiplication de propos haineux, racistes, et des fausses informations - c'est d'ailleurs exactement ce qui s'est produit sur Twitter depuis son rachat. Pourtant, Musk n'a pas supprimé les équipes de modération de contenu chez Twitter, et il est d'ailleurs revenu sur la radicalité de sa position initiale... Pour autant, l'inquiétude demeure, car on craint que Musk ait racheté Twitter pour servir les intérêts politiques de la droite (voire de l'extrême droite) américaine.
La liberté d'expression « absolue » que Musk avait prônée au moment du rachat de Twitter n'a pas eu lieu.
Charleyne Biondi
En Europe, Twitter ne pourra pas se soustraire aux normes du Digital Services Act (DSA) : sous la législation Européenne, la fermeture injustifiée de comptes de journalistes (comme cela s'est produit le mois dernier) aurait été sévèrement sanctionnée. Des garde-fous sont donc possibles, mais ceux-ci sont souvent incomplets. Or, l'absence de régulation donne en effet au propriétaire du réseau social la possibilité de transformer Twitter en une arme de propagande s'il le souhaite. Encore une fois, la personnalité de Musk et ses déclarations provocantes en font le point de mire de toutes les critiques, mais en réalité, le même problème est vrai pour tous les réseaux sociaux, y compris Facebook / Meta. La saine formation de l'opinion publique, qui est pourtant l'un des piliers de la démocratie, dépend de la bonne volonté d'acteurs privés et d'algorithmes que l'on peine à superviser.
Tout cela me conduit à penser que l'enjeu n'est pas la régulation de la liberté d'expression, puisque même un Elon Musk reconnaît la nécessité d'encadrer le «free speech» et de modérer les contenus. Encore une fois, je crois que le rachat de Twitter par Elon Musk et tout ce qui s'ensuit illustre surtout les limites d'une certaine politique économique. Pour le dire autrement, la reconnaissance du pouvoir d'influence des réseaux sociaux sur l'opinion publique conduit la logique néolibérale à un point de basculement : c'est un rappel (un de plus) que la démocratie ne peut survivre que si l'État régule son marché.
Pensez-vous que la France et les institutions européennes aient davantage conscience de la nécessité de réguler les réseaux sociaux et les nouvelles technologies ?
Pour l'Europe, contrôler les pratiques des Gafam et les effets de nouvelles technologies étrangères représente un enjeu géopolitique : il s'agit de ne pas se retrouver assujettis à ces nouvelles puissances. Les capacités de collecte et de traitement des données des grandes entreprises du numérique constituent un moyen d'influence inédit. L'opinion publique est aujourd'hui à la merci d'algorithmes, et c'est pour éviter de devenir la «colonie numérique» d'une industrie étrangère que l'Union Européenne a mise en place des cadres réglementaires pour encadrer la gestion des données personnelles et des contenus. Ces lois, qui n'existent nulle part ailleurs, traduisent clairement une volonté politique de créer une alternative aux modèles sino-américains et de défendre une tech éthique. Malheureusement, les résultats de ces initiatives resteront ténus tant que les grandes entreprises de l'industrie numérique seront étrangères.
La reconnaissance du pouvoir d'influence des réseaux sociaux sur l'opinion publique conduit la logique néolibérale à un point de basculement.
Charleyne Biondi
Il faut cependant bien garder à l'esprit que si les enjeux liés aux données sont en effet inédits, ce n'est en revanche pas la première fois que des acteurs industriels jouent un rôle essentiel sur le plan géopolitique. Avant la tech, les industries aérospatiales ou minières ont-elles aussi incarné des enjeux politiques pour et entre les États, et cristallisés des tensions essentielles sur la scène internationale. C'est important de le rappeler, pour éviter de tomber dans les discours un peu trop sensationnalistes quant au «pouvoir» des géants technologiques.
Selon vous, il faut réussir à arracher la technologie aux analyses en termes de pouvoir et essayer de comprendre le mouvement de fond qu'elle imprime sur nos imaginaires : c'est-à-dire ?
Prenons l'exemple de Twitter : en faisant du réseau social l'arme d'Elon Musk, ou le véhicule des intérêts politiques de l'extrême droite américaine, on reformule, on réactualise un débat aussi vieux que le capitalisme, qui consiste à mettre en garde les institutions politiques contre les puissances rivales du marché. Le «pouvoir» des grands industriels, les dérives de leurs pratiques, les abus sociaux et environnementaux, la connivence entre les intérêts économiques des uns et les partis politiques des autres : rien de tout cela n'est propre à notre époque. L'industrie numérique n'offre de ce point de vue qu'une nouvelle itération d'enjeux de pouvoirs et de luttes d'influence qui lui préexistent.
Or, c'est ma conviction qu'il se joue quelque chose de spécifique à l'ère numérique ; que ces technologies omniprésentes et essentielles à tous les aspects de nos existences transforment la société en profondeur, pas seulement en redéfinissant les vieux rapports de force qui la structurent, mais bien plus fondamentalement, en modelant «de l'intérieur» notre rapport au monde. L'objet de mes recherches, c'est de faire apparaître les effets du numérique sur le social indépendamment de toutes ses instrumentalisations «de surface» par tel acteur industriel ou tel État.
Il y a bien un lien entre la transformation numérique et la « crise de sens » ou « crise de confiance » que traversent les grandes démocraties occidentales.
Charleyne Biondi
D'une certaine manière, arrimer la technologie au «pouvoir» des uns ou des autres nous aveugle à ce qu'elle est et ce qu'elle produit, nous empêche de l'analyser. Or, il me semble essentiel et urgent, à l'heure où le numérique s'impose comme le principe organisateur du monde, de développer une pensée critique de la technologie numérique elle-même, et pas simplement de son industrie.
En quoi est-ce que ce nouvel écosystème bouleverse-t-il le modèle de démocratie libérale, hérité des Lumières ?
Le numérique est devenu un enjeu stratégique pour la souveraineté des États : d'un point de vue de la défense nationale, c'est à la fois une nouvelle arme et un nouvel espace de conflits ; d'un point de vue administratif, c'est à la fois une nouvelle infrastructure stratégique et un nouvel outil de gestion des politiques publiques et des populations ; et comme on l'a vu, c'est aussi un nouvel enjeu de politique économique. En conséquence, la nécessité d'une action publique d'envergure (pour réguler l'industrie, pour développer des technologies stratégiques souveraines, etc.) s'impose de plus en plus comme une évidence. Pour autant, reconnaître que la technologie est désormais un «objet politique», ce n'est pas la même chose que d'affirmer que la technologie «menace» la démocratie. C'est même tout le contraire : en tant qu'objet politique, c'est-à-dire, en tant que «sujet» de telle ou telle autre politique publique, la technologie est parfaitement inoffensive. On n'est pas menacés par ce qu'on peut réguler.
Pourtant, et c'est le point de départ de mon ouvrage, il y a bien un lien entre la transformation numérique et la «crise de sens» ou «crise de confiance» que traversent les grandes démocraties occidentales. Contrairement aux poncifs bien connus, ce lien ne se limite pas aux problèmes de désinformation sur les réseaux sociaux, il est beaucoup plus profond. La science informatique a fait émerger un nouveau paradigme, une nouvelle grille de compréhension du monde que nous adoptons presque sans nous en rendre compte à chaque fois que nous utilisons un outil numérique. Or, cette nouvelle façon de voir le monde, cette nouvelle «rationalité numérique» qui infuse l'imaginaire contemporain créé un décalage de plus en plus grand entre les aspirations de notre société numérisée et l'ordre politique qui la gouverne. Le risque, c'est de croire que nos institutions et les grands principes qui les sous-tendent seraient «immunisés» contre la transformation numérique, qu'elles pourraient rester exactement les mêmes, tandis que toute la société, toutes les pratiques, toutes les habitudes individuelles et collectives sont radicalement bouleversées par ailleurs. L'enjeu politique du numérique, ce n'est donc pas tant de réguler son industrie, que d'oser interroger la légitimité d'institutions appartenant au passé.
«La manière dont la technologie façonne nos imaginaires mérite plus d'attention que la figure d'Elon Musk» - Le Figaro
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