Un réseau international de journalistes d’investigation, Forbidden Stories, mène actuellement une enquête mondiale sur les « mercenaires de la désinformation ». Israël, premier exportateur de services en matière de campagnes de diffamation, fausses nouvelles et trucage d’élections, engrange des bénéfices juteux, mais la responsabilité juridique de ces crimes contre la démocratie risque de lui être imputée à plus long terme.
En février 2023, les journalistes d’investigation de l’association Forbidden Stories ont publié un nouveau chapitre de leur projet « Story Killers »1, révélant un réseau d’entreprises israéliennes qui fournissent des services de désinformation aux plus offrants. Ces services, qui portent la cyberguerre à un autre niveau, comprennent des campagnes de diffamation, la diffusion de fausses nouvelles et le trucage d’élections et de référendums.
La prise de conscience de la manière dont les médias sociaux, la surveillance et l’exploration de données peuvent influencer les élections s’est faite après que le scandale de Cambridge Analytica a été rendu public en 20182. Cambridge Analytica a influencé plus de 200 élections dans le monde, et l’un de ses principaux fournisseurs de technologie était Archimedes Group, une société israélienne. Lorsque l’une de ses cadres dirigeantes Brittany Kaiser s’est présentée devant le Parlement britannique pour dénoncer ces crimes, elle a affirmé qu’elle ne se souvenait pas des noms des employés israéliens d’Archimedes Group avec lesquels elle avait travaillé.
La cyberguerre en général et la désinformation en particulier sont des armes très dangereuses. Elles sapent le processus démocratique lorsqu’elles sont utilisées pour influencer les élections en diffusant des rumeurs et de fausses informations, et elles peuvent également devenir mortelles. Ainsi, la journaliste indienne Gauri Lankesh a été assassinée en septembre 2017, quelques jours avant de publier un article sur la désinformation et ses dangers. Elle était elle-même la cible d’une campagne de calomnie. Après son assassinat, on a découvert que les personnes qui l’avaient attaquée sur les réseaux sociaux n’avaient jamais existé. Leurs comptes ont ensuite été supprimés, masquant ainsi les traces de ceux qui avaient orchestré la campagne.
Une « armée » d’avatars sur les réseaux sociaux
Cinq ans plus tard, Forbidden Stories a tenté de comprendre le fonctionnement de cette industrie de la désinformation. La collaboration de journalistes de différents pays les a conduits dans la ville israélienne de Modi’in, où ils se sont fait passer pour des clients désireux d’acheter des services en vue de truquer une élection. Ils ont rencontré plusieurs sociétés, toutes israéliennes, prêtes à lancer une campagne de désinformation en leur nom pour la modique somme de 6 millions d’euros.
Forbidden Stories, en collaboration avec Amnesty International et Citizen Lab, a révélé en juillet 2021 la manière dont certaines entreprises israéliennes vendent des logiciels espions pour pirater les téléphones et les ordinateurs de journalistes, de militants des droits humains, d’avocats et d’hommes politiques3. Le « Projet Pegasus » a démontré comment une technologie testée sur des civils palestiniens a été utilisée pour renforcer la répression et les graves violations des droits humains dans le monde entier4.
Une autre facette de l’espionnage mercenaire israélien a été mise en lumière. Les entreprises de ce secteur constituent un guichet unique qui vend à la fois des logiciels espions, des services d’espionnage, le piratage de courriels — en particulier Gmail et Hotmail —, et de logiciels de messagerie — en particulier Telegram —, la diffusion de fausses nouvelles (fake news) et la destruction de la crédibilité des candidats politiques. Elles le font principalement en utilisant de faux profils, des avatars. Pour cela, elles volent des photos de personnes réelles et leur attribuent des noms différents, des comptes de médias sociaux et même des portefeuilles électroniques avec de l’argent réel. Elles engagent également des agents dans les pays cibles afin de pouvoir vérifier les numéros de téléphone et les adresses lorsqu’elles élaborent ces avatars. « Team Jorge », l’une de ces officines de l’industrie de désinformation israélienne, dispose ainsi d’une « armée » de 40 000 avatars de ce type, créés à l’aide de l’intelligence artificielle. La liste des entreprises israéliennes de désinformation citées dans la récente enquête de Story Killers comprend également Voyager Labs, Percepto, Cognyte, Verint, S2T Cyberspace et Demoman.
Aucune de ces technologies n’est propre au renseignement israélien. Les gouvernements américain, européens et chinois ont également accès à des logiciels espions et à des technologies de désinformation. Pourtant, toutes les entreprises qui ont été démasquées sont des entreprises israéliennes, dont le personnel est issu d’unités de renseignement qui ont exercé leurs compétences en surveillant les Palestiniens, en les faisant chanter et en montant des campagnes de désinformation pour semer la discorde entre eux.
La « diplomatie des logiciels-espions »
En tout état de cause, le monopole israélien sur ce secteur est bien le résultat d’une politique gouvernementale. Alors que tous les pays du monde ayant accès à des outils de désinformation les gardent précieusement pour eux-mêmes, des sociétés privées israéliennes proposent leurs services et leurs technologies à des clients du monde entier. L’enquête de Story Killers a révélé que de telles sociétés ont opéré en Angola, au Burkina Faso, en Colombie, en France, en Indonésie, en Malaisie, au Mexique, au Nigeria, au Sénégal, à Singapour, au Sri Lanka, en Tunisie, et dans d’autres pays encore.
Selon la loi israélienne, il est interdit aux entreprises d’exporter des technologies de sécurité militaire sans l’approbation du ministère de la défense, même si ces entreprises ne sont pas enregistrées en Israël. Malgré cela, Tal Hanan, de la « Team Jorge », a déclaré aux journalistes infiltrés de Forbidden Stories qu’il pouvait faire ce qu’il voulait sans être contrôlé par les autorités israéliennes5. Il n’a cité que trois pays avec lesquels il refuse de coopérer : La Russie, les États-Unis et Israël. Il s’agit bien entendu d’un mensonge. Le ministère israélien de la défense dispose d’une unité spéciale de contre-espionnage, le Malmab, chargé de surveiller les agents des organisations de sécurité israéliennes. Au début du mois de mars, le Malmab a sévi contre la société israélienne de logiciels espions NFV pour avoir vendu des logiciels espions non autorisés.
Tal Hanan affirme qu’il s’occupe d’infox depuis 1997 et qu’il opère à partir d’Israël. Il est clair que le ministère israélien de la défense a ses raisons pour l’y autoriser. L’affirmation selon laquelle l’industrie de la désinformation n’est pas réglementée en Israël vise à apaiser les inquiétudes des clients potentiels. Mais le gouvernement autorise d’anciens officiers à exporter des technologies militaires afin de gagner leur loyauté, tout en établissant des liens officieux avec des pays avec lesquels il n’a pas de relations diplomatiques. C’est ce qu’on appelle la « diplomatie des logiciels espions ».
Exporter le modèle de la domination coloniale
Les industries israéliennes de la désinformation, des logiciels espions et de l’espionnage d’entreprise tentent de reproduire l’expérience militaire israélienne en matière de manipulation de l’information pour des clients du monde entier. Dans la plupart des cas, jusqu’ici, ce fut un échec. L’agence de renseignements privée israélienne Black Cube a ainsi été démasquée à plusieurs reprises par ses victimes. L’industrie des logiciels espions a fini par entacher les relations extérieures d’Israël, et même « Team Jorge » a été épinglée pour avoir fourni de fausses informations à l’animateur français de BFMTV Rachid M’Barki, qui a été licencié pour les avoir relayées sans vérification.
Encouragées par le gouvernement israélien et fortes de leur expérience de domination sur les Palestiniens, les entreprises de désinformation opèrent avec peu ou pas de scrupules. Tal Hanan a déclaré aux journalistes infiltrés de Forbidden Stories que, hormis la crainte de représailles de la part des autorités russes ou américaines, ou le fait d’aller à l’encontre de sa propre loyauté sioniste en opérant en Israël — « On ne chie pas là où on mange », a-t-il dit aux journalistes —, il ne fixe aucune limite au chaos et à la souffrance que ses services peuvent provoquer, si le prix est correct. Il s’est par exemple vanté d’avoir utilisé un avatar pour convaincre l’épouse d’un candidat politique que son mari avait une liaison afin de saboter leur mariage et de neutraliser le candidat.
Une autre société, Percepto, dirigée par Lior Chorev, conseiller politique d’Ariel Sharon et d’Ehud Olmert, n’a pas hésité à engager les services d’un antisémite notoire pour diffuser des calomnies contre la Croix-Rouge au service d’un client au Burkina Faso, tout comme elle n’a pas hésité à travailler pour des criminels de guerre israéliens. Parmi ses clients figure également le millionnaire mexicain Tomás Zerón, recherché au Mexique pour des accusations d’enlèvement et de torture. Le milliardaire israélien Dan Gertler, qui possède un empire minier controversé en République démocratique du Congo (RDC) et est accusé de piller les ressources naturelles du pays et d’utiliser des campagnes de désinformation pour se protéger des critiques, a engagé Lior Chorev pour assurer sa communication, alors que les autorités américaines enquêtent sur ses opérations en RDC.
Les criminels de guerre et le « dôme de fer juridique »
Les géants Facebook et Twitter sont complices des crimes commis par les entreprises de désinformation. Meta, anciennement connu sous le nom de Facebook, vend des données sur les utilisateurs de ses sociétés6. Facebook et Twitter font des profits grâce à la diffusion de fake news, mais ils censurent les militants des droits humains, surtout s’il s’agit de Palestiniens. Qui plus est, lorsqu’un scandale est révélé, ils suppriment rapidement les avatars. Ils prétendent le faire pour protéger les utilisateurs, mais en réalité ils contribuent à brouiller les pistes.
Ces derniers temps, les manifestations en Israël contre les politiques du gouvernement d’extrême droite font l’objet d’une grande attention. Parmi les manifestants, on trouve notamment des officiers à la retraite, venant en particulier des unités de renseignement, des employés du secteur de la haute technologie, y compris des secteurs de la sécurité, d’anciens membres du Shin Bet et du Mossad, des experts en armes nucléaires et même des soldats spécialisés dans les logiciels espions. Ces personnes participent aux manifestations parce que les réformes judiciaires mises en œuvre par le gouvernement israélien d’extrême droite menacent leur carrière, voire leur liberté.
Alors que l’Israël de l’apartheid est en train de devenir un État paria et que ses tribunaux ne peuvent même plus faire semblant de contrôler de manière indépendante les actions des forces militaires et de sécurité et de leur demander des comptes, les profiteurs de la surveillance israélienne réalisent qu’ils ne pourront plus agir en toute impunité. Ils risquent d’être inculpés par la Cour pénale internationale (CPI), de faire l’objet de sanctions de la part des États-Unis et d’être de plus en plus isolés sur le plan international. Les criminels de guerre israéliens sont en train de perdre leur « dôme de fer juridique »7.
Les gouvernements israéliens successifs ont permis à l’industrie de la désinformation de prospérer depuis deux décennies dans le cadre d’une politique délibérée. Les bénéfices de ces exportations sont à court terme et irresponsables à long terme. Et bien que les recherches menées par Forbidden Stories soient très importantes pour révéler les dommages causés, elles ne sont pas suffisantes.
Parce que l’industrie de la désinformation influence les résultats des élections, il est presque impossible de la traquer et de la dénoncer sans avoir accès à des documents confidentiels, en particulier les autorisations données par le ministère israélien de la défense pour chaque vente de services de désinformation par des sociétés israéliennes à chacun de leurs clients. Tant que le gouvernement israélien n’aura pas publié ces documents, la responsabilité juridique de ces crimes incombera uniquement au gouvernement israélien, et seuls les gouvernements des États et les organisations internationales (telles que les Nations unies et les tribunaux internationaux) pourront obliger Israël à rendre des comptes.
Israël exporte ses technologies de la désinformation - Orient XXI
Read More
No comments:
Post a Comment