Rechercher dans ce blog

Wednesday, October 18, 2023

Les technologies rétrécissent-elles notre monde ? - Usbek & Rica

Les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de publier les œuvres complètes de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio (1932–2018). Ce volume imposant, dirigé par l’architecte-géographe Jean Richer, contient 22 essais étalés sur quatre décennies (1976–2010), au cours desquels il analyse notamment comment les nouvelles technologies ont fait évoluer notre condition et notre monde désormais soumis au règne de la vitesse. 

- 18 octobre 2023

Difficile de définir l’identité intellectuelle de Paul Virilio. Maître verrier de formation, urbaniste, autoproclamé architecte au moment de la fondation en 1963 du groupe Architecture Principe, il écrit des essais philosophiques et est souvent présenté comme un penseur de la vitesse, à l’instar du sociologue allemand Hartmut Rosa. Mais en le lisant, on réalise qu’il n’est pas tant un penseur de la vitesse qu’un penseur de l’espace, plus précisément de la disparition de l’espace. 

« La vitesse nest pas un phénomène, mais la relation entre les phénomènes, autrement dit la relativité même  »,  écrit-il dans La Vitesse de libération (1995). «  Virilio se dit phénoménologue. Il a suivi les cours de Jankélévitch en auditeur libre et a beaucoup lu Merleau-Ponty. Il sintéresse tout particulièrement à la notion de perception optique. La vitesse dont il parle est une vitesse optique, cest-à-dire la vitesse telle que perçue par l’œil. Selon lui, quand les choses vont trop vite, lesprit humain nest plus apte à suivre », résume Jean Richer. Virilio s’interroge : est-ce que la vitesse extrême permet encore la relation entre les phénomènes ? Que deviennent nos vies à l’heure du trading à haute fréquence et de l’accélération des particules ?

Vitesse et fulgurance

Son œuvre est très importante (un grand format de plus de 1200 pages), foisonnante, profonde, riche de néologismes, mais l’auteur est parfois difficile à suivre tant il va vite dans ses raisonnements (paradoxal pour un penseur critique de la vitesse !) et convoque des références et des champs disciplinaires variés : physique quantique, optique, histoire, peinture, cinéma, philosophie… « Virilio appartient aux cultural studies. Il postule le primat de la culture sur la science. À partir de son observatoire culturel, il peut manipuler lensemble des disciplines. La vitesse abolit toutes les frontières, y compris les frontières disciplinaires », souligne Jean Richer. Et d’ajouter : « Il nest pas académique et il appartient à une époque de grande émulation intellectuelle (avec Baudrillard notamment). Il ne faut pas chercher en lui des démonstrations analytiques, mais des intuitions fulgurantes, souvent très éclairantes sur l’époque que nous vivons. » 

« La contamination n’atteint pas seulement les éléments, mais encore l’espace-temps de notre planète »

Par exemple, Virilio a une approche très originale de l’écologie. À ses yeux, la crise écologique est d’abord une crise de la vitesse dans la mesure où nous n’arrivons pas à agir à cause d’un fonctionnement politique et social trop rapides. « À côté des phénomènes de pollutions atmosphérique, hydrosphérique et autres, il existe un phénomène inaperçu de pollution de l’étendue que je propose de nommer DROMOSPHÉRIQUE – de dromos : course. En effet, la contamination natteint pas seulement les éléments, les substances naturelles, lair, leau, la faune ou la flore, mais encore lespace-temps de notre planète », écrit-il dans La Vitesse de libération. Cette ignorance du phénomène de la vitesse est pour lui la grande limite des théories écologiques dominantes. 

La civilisation connectée

Comme son ami et rival Baudrillard, Virilio est un penseur des médias et des nouvelles technologies. En urbaniste, il analyse tout particulièrement le développement des villes à l’heure de l’interconnexion généralisée. « Il a lintuition que les communications instantanées, parce quelles annulent la distance géographique, finissent par ne former quune unique ville-monde, ce quil appelle la méta-cité. Les concepts de ville, de banlieue et de province ne sont plus pertinents selon lui. Il oppose la méta-cité (la civilisation connectée) à loutre-ville (la civilisation déconnectée) », détaille Jean Richer. 

En phénoménologue, il diagnostique une certaine altération des capacités perceptives de l’homme et donc la mise en place d’un nouveau régime de réalité. « Le déséquilibre est désormais si grand entre linformation directe de nos sens et linformation médiatisée des technologies avancées que nous avons fini par transférer nos jugements de valeur, notre mesure des choses, de lobjet à sa figure, de la forme à son image, ainsi que des épisodes de notre histoire à leur tendance statistique, doù le risque technologique majeur dun délire dinterprétation généralisée », s’inquiète Virilio dans LEspace critique (1984). 

Domination par la vitesse

Marqué très jeune par les bombardements américains sur Nantes où il s’était réfugié pendant la Seconde Guerre Mondiale, événement dans lequel il puisera pour son premier livre, Essai sur lInsécurité du territoire (1976), Virilio associe étroitement le développement de la vitesse et celui de l’armement militaire. Plus encore : il origine le phénomène de la vitesse dans le phénomène guerrier. « Le pouvoir militaire pour simposer sur le pouvoir civil met en place une domination par la vitesse. Rendre immobile le peuple est par ailleurs une manière de le dominer. La route romaine a originellement été créée pour faciliter lavancée des légions. Pour Virilio, la vitesse est un instrument de domination », rappelle Jean Richer. « La vitesse est lespérance de lOccident, cest elle qui soutient le moral des armées, ce qui rend la guerre dun usage commode, cest le transport, et la voiture blindée tout-terrain efface les obstacles. Avec elle, la terre nexiste plus ; plutôt que tout terrain on devrait lappeler sans-terrain », estime Virilio dans Vitesse et politique. Essai de dromologie (1977)

«  Pour augmenter l’être humain, il faudrait le diminuer »

Le philosophe aime analyser le monde à partir de ses artefacts (militaires, astronautiques, informatiques). Avant de poser un quelconque diagnostique, il examine des objets. « De livre en livre, il va affirmer limportance de la prothèse. Pour augmenter l’être humain, il faudrait le diminuer. Ce quil appelle lhomme terminal est un homme muni de prothèses (optique ou de communication), un homme augmenté mais un homme condamné à la finitude », explique Jean Richer. Le concept d’homme terminal doit être compris dans le double sens d’un être raccordé et situé à la fin

Conservateur dans ses références, mais marqué politiquement à gauche, Virilio estime que le progrès est responsable d’une défaite perceptive. À l’image numérique, artificielle, il oppose l’image mentale, celle que nous sommes capables de former dans notre esprit. « Virilio est progressiste politiquement, mais anti-progressiste philosophiquement. Il dénonce la prévalence du progrès technologique, progrès valorisé par notre époque qui éclipse toutes les autres formes de progrès », soutient Jean Richer. Virilio sait également se montrer pessimiste, comme dans cet extrait de La Vitesse de libération : « À la fin de ce siècle, il ne restera plus grand-chose de l’étendue de cette planète non seulement polluée mais encore rétrécie, réduite à rien par les télétechnologies de linteractivité généralisée. » La vitesse ne réduit donc pas seulement l’homme, mais aussi le monde. Et nous ne sommes pas près de ralentir…

- 18 octobre 2023

Adblock test (Why?)


Les technologies rétrécissent-elles notre monde ? - Usbek & Rica
Read More

No comments:

Post a Comment

À Lannion, Lumibird poursuit sa course en tête des technologies laser - Le Télégramme

À Lannion, Lumibird est un fleuron industriel et technologique . Fondée en 2018, dans la foulée du regroupement de Keopsys et Quantel, l’en...