Les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de publier les œuvres complètes de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio (1932–2018). Ce volume imposant, dirigé par l’architecte-géographe Jean Richer, contient 22 essais étalés sur quatre décennies (1976–2010), au cours desquels il analyse notamment comment les nouvelles technologies ont fait évoluer notre condition et notre monde désormais soumis au règne de la vitesse.
Difficile de définir l’identité intellectuelle de Paul Virilio. Maître verrier de formation, urbaniste, autoproclamé architecte au moment de la fondation en 1963 du groupe Architecture Principe, il écrit des essais philosophiques et est souvent présenté comme un penseur de la vitesse, à l’instar du sociologue allemand Hartmut Rosa. Mais en le lisant, on réalise qu’il n’est pas tant un penseur de la vitesse qu’un penseur de l’espace, plus précisément de la disparition de l’espace.
« La vitesse n’est pas un phénomène, mais la relation entre les phénomènes, autrement dit la relativité même », écrit-il dans La Vitesse de libération (1995). « Virilio se dit phénoménologue. Il a suivi les cours de Jankélévitch en auditeur libre et a beaucoup lu Merleau-Ponty. Il s’intéresse tout particulièrement à la notion de perception optique. La vitesse dont il parle est une vitesse optique, c’est-à-dire la vitesse telle que perçue par l’œil. Selon lui, quand les choses vont trop vite, l’esprit humain n’est plus apte à suivre », résume Jean Richer. Virilio s’interroge : est-ce que la vitesse extrême permet encore la relation entre les phénomènes ? Que deviennent nos vies à l’heure du trading à haute fréquence et de l’accélération des particules ?
Vitesse et fulgurance
Son œuvre est très importante (un grand format de plus de 1200 pages), foisonnante, profonde, riche de néologismes, mais l’auteur est parfois difficile à suivre tant il va vite dans ses raisonnements (paradoxal pour un penseur critique de la vitesse !) et convoque des références et des champs disciplinaires variés : physique quantique, optique, histoire, peinture, cinéma, philosophie… « Virilio appartient aux cultural studies. Il postule le primat de la culture sur la science. À partir de son observatoire culturel, il peut manipuler l’ensemble des disciplines. La vitesse abolit toutes les frontières, y compris les frontières disciplinaires », souligne Jean Richer. Et d’ajouter : « Il n’est pas académique et il appartient à une époque de grande émulation intellectuelle (avec Baudrillard notamment). Il ne faut pas chercher en lui des démonstrations analytiques, mais des intuitions fulgurantes, souvent très éclairantes sur l’époque que nous vivons. »
Par exemple, Virilio a une approche très originale de l’écologie. À ses yeux, la crise écologique est d’abord une crise de la vitesse dans la mesure où nous n’arrivons pas à agir à cause d’un fonctionnement politique et social trop rapides. « À côté des phénomènes de pollutions atmosphérique, hydrosphérique et autres, il existe un phénomène inaperçu de pollution de l’étendue que je propose de nommer DROMOSPHÉRIQUE – de dromos : course. En effet, la contamination n’atteint pas seulement les éléments, les substances naturelles, l’air, l’eau, la faune ou la flore, mais encore l’espace-temps de notre planète », écrit-il dans La Vitesse de libération. Cette ignorance du phénomène de la vitesse est pour lui la grande limite des théories écologiques dominantes.
La civilisation connectée
Comme son ami et rival Baudrillard, Virilio est un penseur des médias et des nouvelles technologies. En urbaniste, il analyse tout particulièrement le développement des villes à l’heure de l’interconnexion généralisée. « Il a l’intuition que les communications instantanées, parce qu’elles annulent la distance géographique, finissent par ne former qu’une unique ville-monde, ce qu’il appelle la méta-cité. Les concepts de ville, de banlieue et de province ne sont plus pertinents selon lui. Il oppose la méta-cité (la civilisation connectée) à l’outre-ville (la civilisation déconnectée) », détaille Jean Richer.
En phénoménologue, il diagnostique une certaine altération des capacités perceptives de l’homme et donc la mise en place d’un nouveau régime de réalité. « Le déséquilibre est désormais si grand entre l’information directe de nos sens et l’information médiatisée des technologies avancées que nous avons fini par transférer nos jugements de valeur, notre mesure des choses, de l’objet à sa figure, de la forme à son image, ainsi que des épisodes de notre histoire à leur tendance statistique, d’où le risque technologique majeur d’un délire d’interprétation généralisée », s’inquiète Virilio dans L’Espace critique (1984).
Domination par la vitesse
Marqué très jeune par les bombardements américains sur Nantes où il s’était réfugié pendant la Seconde Guerre Mondiale, événement dans lequel il puisera pour son premier livre, Essai sur l’Insécurité du territoire (1976), Virilio associe étroitement le développement de la vitesse et celui de l’armement militaire. Plus encore : il origine le phénomène de la vitesse dans le phénomène guerrier. « Le pouvoir militaire pour s’imposer sur le pouvoir civil met en place une domination par la vitesse. Rendre immobile le peuple est par ailleurs une manière de le dominer. La route romaine a originellement été créée pour faciliter l’avancée des légions. Pour Virilio, la vitesse est un instrument de domination », rappelle Jean Richer. « La vitesse est l’espérance de l’Occident, c’est elle qui soutient le moral des armées, ce qui rend la guerre d’un usage commode, c’est le transport, et la voiture blindée tout-terrain efface les obstacles. Avec elle, la terre n’existe plus ; plutôt que tout terrain on devrait l’appeler sans-terrain », estime Virilio dans Vitesse et politique. Essai de dromologie (1977).
Le philosophe aime analyser le monde à partir de ses artefacts (militaires, astronautiques, informatiques). Avant de poser un quelconque diagnostique, il examine des objets. « De livre en livre, il va affirmer l’importance de la prothèse. Pour augmenter l’être humain, il faudrait le diminuer. Ce qu’il appelle l’homme terminal est un homme muni de prothèses (optique ou de communication), un homme augmenté mais un homme condamné à la finitude », explique Jean Richer. Le concept d’homme terminal doit être compris dans le double sens d’un être raccordé et situé à la fin.
Conservateur dans ses références, mais marqué politiquement à gauche, Virilio estime que le progrès est responsable d’une défaite perceptive. À l’image numérique, artificielle, il oppose l’image mentale, celle que nous sommes capables de former dans notre esprit. « Virilio est progressiste politiquement, mais anti-progressiste philosophiquement. Il dénonce la prévalence du progrès technologique, progrès valorisé par notre époque qui éclipse toutes les autres formes de progrès », soutient Jean Richer. Virilio sait également se montrer pessimiste, comme dans cet extrait de La Vitesse de libération : « À la fin de ce siècle, il ne restera plus grand-chose de l’étendue de cette planète non seulement polluée mais encore rétrécie, réduite à rien par les télétechnologies de l’interactivité généralisée. » La vitesse ne réduit donc pas seulement l’homme, mais aussi le monde. Et nous ne sommes pas près de ralentir…
Les technologies rétrécissent-elles notre monde ? - Usbek & Rica
Read More
No comments:
Post a Comment