Escamotant les technologies bien réelles qui le constituent, le numérique transforme la perception que nous avons de nous-mêmes et du monde.
Cet article est issu du magazine Les Indispensables de Sciences et Avenir n°216 daté janvier/ mars 2024.
Mathieu Corteel est philosophe et historien des sciences, chercheur à l'Université Harvard et à Sciences Po.
Sciences et Avenir - Les Indispensables : Quel est l'impact majeur du virtuel, du numérique, sur nos sociétés ?
Mathieu Corteel : Selon moi, il est avant tout culturel, en lien avec notre représentation du monde. Le terme de virtuel rappelle que notre culture est traversée par un paradoxe : une sorte d'hybridité entre matériel et immatériel. Les technologies du numérique, et notamment l'intelligence artificielle, sont aujourd'hui tellement inséparables de nos rapports sociaux et de nos modes de vie qu'elles s'effacent derrière leurs fonctions - écriture, calcul, image, communication... D'où le sentiment qu'elles sont dématérialisées.
Dans les usines, les bureaux, les hôpitaux ou les supermarchés, on ne voit plus d'elles que le résultat. On en oublie la mécanique et le programme, et que derrière ce gain de rapidité ou d'efficacité se cachent des data centers ultra-énergivores et une impitoyable machinerie économique. Cette amnésie induit l'impression que tout cela va de soi. La perception du monde tout entière en est transformée : on flotte dans l'immatériel.
Comment se fait-il que nous trouvions normal que des objets répondent à nos questions ?
Le fait que le mécanisme de fonctionnement du numérique soit à ce point dissimulé par des interfaces crée l'illusion chez l'utilisateur qu'il y a derrière tout cela bien plus que de la simple combinaison de symboles, du traitement de données ou de la hiérarchisation de signaux.
Engagés dans une interaction continue avec ces machines, nous éprouvons le sentiment qu'elles formulent une pensée non humaine. Comme l'a théorisé le philosophe Gilbert Simondon dès les années 1950, plus les techniques se concrétisent en s'intégrant à notre quotidien, plus elles ressemblent à des objets naturels, plus nous trouvons normal d'é[...]
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