Gilles Perrault expertise des œuvres d’art pour l’État et le privé. En plus de 40 ans de métier, il a vécu un entremêlement de plus en plus profond entre son travail et la technologie. Des rayons X aux microscopes à balayages électroniques, les techniques pour déterminer l’origine et l’histoire d’une œuvre sont de plus en plus poussées : des atouts certes, mais pas absolus.
Le cabinet d’expertise privé de Gilles Perrault, situé non loin de la place Vendôme à Paris, respire la déférence envers le monde artistique. Un papier peint légèrement zébré, qui jurerait dans n’importe quel autre appartement, rend ici honneur aux bois des meubles ; la lumière savamment disposée accroche aux aspérités des peintures. Dans une atmosphère feutrée, emplie de tableaux, de statues et de mobilier ancien, les ayant droits et propriétaires viennent faire étudier leurs biens, pour tenter de faire approuver, ou pas, leur authenticité. Si les tractations et les premiers contacts ont lieu dans le bureau de l’expert international, une part importante de l’étude des œuvres se poursuit dans une autre pièce, plus discrète.
Dans l’arrière-boutique, juste derrière le secrétariat, elle tranche avec le décor du reste du cabinet. Un laboratoire aux murs blancs, empli de microscopes, de caméras et autres instruments nécessaires à Gilles Perrault et ses trois salariés pour analyser les œuvres d’art. L’expert commence son inventaire, ses yeux acier contrastant avec sa voix minutieuse : « Le laboratoire utilise aussi bien des rayonnements ultraviolets, infrarouges et X à l’aide des derniers instruments qui existent, comme au Louvre et à Oxford, j’ai investi dans un microscope électronique à balayage... Tout ce qui est optique et analytique est fait ici. » Pour faire des radiographies et des scanners, l’expert se rend dans des centres médicaux.
Un instrument, une utilité
L’expert d’art authentifie une œuvre, la date, la replace dans son contexte historique, pour un litige judiciaire ou une certification. Lorsque Gilles Perrault affirme qu’une œuvre est fausse, et qu’une autre ne l’est pas, c’est donc sa responsabilité qui est engagée. Pour réduire ses marges d’erreur, l’expert possède toute une panoplie d’instruments.
D’une part, sa connaissance personnelle de l’artiste auquel on attribue l’œuvre : l’arrivée du web, des banques de données, a changé beaucoup de choses et permet de comparer les œuvres et de déceler des incohérences. Ensuite, de nombreux outils technologiques. À l’expert de savoir quel instrument utiliser, avec chacun ses avantages et ses inconvénients. En se déplaçant d’un appareil à l’autre, Gilles Perrault évoque l’image d’un chef d’orchestre : « L’expert ne sait pas jouer de tous les instruments de musique, mais il en connaît toutes les possibilités. C’est lui qui décide du choix de l’examen ou de l’analyse les plus appropriés en fonction du résultat escompté. »
Les rayons UV, par exemple, permettent d’analyser l’hétérogénéité à la surface d’une œuvre, et donc de potentielles interventions sur l’objet. Une céramique restaurée peut-être détectée avec les UV… bien qu’aujourd’hui, certains vernis de restauration ne réfléchissent plus les UV.
Les infrarouges permettent d’entrer dans la matière, afin de voir s’il y a des dessins sous la première couche, de la restauration ancienne, bref, d’obtenir des renseignements antérieurs à ce que l’œuvre dévoile de l’extérieur. Problème : les infrarouges chauffent beaucoup, ce qui limite leur temps d’utilisation. Les scanners déploient une image en deux ou trois dimensions de l’œuvre… mais perdent en précision lorsqu’il s’agit de scanner de gros meubles, là où la radiographie est plus souple, mais peinent à retranscrire les volumes.
Le microscope à balayage électronique (MEB) s’exerce sur de petites surfaces bien ciblées et descend à l’échelle du milliardième de mètre. L’analyse est très fiable et les banques de données comparatives aussi : elles ont fait dix fois le tour du monde, corrigées par des scientifiques de l’industrie. Elles permettent d’obtenir des résultats sur la provenance d’un composant, sur la technique utilisée pour la peinture, afin de vérifier qu’elle correspond bien à celle d’un autre tableau d’un maître. Sans compter que l’usage du MEB s’est simplifié avec l’amélioration des ordinateurs. Il y a trente ans, le MEB était moins pratique d’utilisation, se rappelle l’expert : « En 1982, les MEB étaient archaïques avec un filament qui chauffait et cassait tout le temps malgré l’azote liquide qu’il fallait remplir journellement. Les écrans ressemblaient à ceux de Tintin dans “On a marché sur la Lune”. Il fallait être deux aux commandes pour diriger un MEB ! »
Chirurgiens de l’art
Toute cette technologie, Gilles Perrault l’a vue s’imposer petit à petit, au fil des années. Certaines méthodes étaient alors artisanales. « Avant les années 1970, lorsqu’on effectuait des analyses sur un tableau, on faisait tout avec des pipettes et des réactifs, dans des petits creusets en céramique. On regardait si ça tournait, si ça virait, si ça moussait… et on arrivait à déterminer si on était en présence d’un sulfate de calcium ou d’un carbonate de calcium par exemple pour les charges des enduits, du cinabre ou du vermillon pour le rouge vif… mais il fallait prélever relativement beaucoup de matière. »
C’est de là que vient l’idée reçue selon laquelle il est mauvais de faire de prélèvement sur un tableau : à l’époque, les prélèvements étaient bien plus conséquents qu’aujourd’hui. Prélevés sur quelques microns, les échantillons sont maintenant minimes… mais restent des opérations sensibles. D’ailleurs, l’expert souhaite garder toute prérogative : « Je fais toujours les prélèvements sous microscopie optique moi-même, à cause du choix de la localisation et de la responsabilité encourue. »
Si l’expert d’art vous évoque un chirurgien, c’est tout à fait normal. L’expertise artistique lorgne depuis des années sur le secteur médical. Comme un corps humain, une œuvre d’art doit être le moins possible malmenée lors de son étude. Dès le début du XXe siècle, la médecine a eu recours à la radiographie, avant d’être des années plus tard rejointe par les experts d’art. Même schéma avec les scanners, tout comme les lampes à ultraviolets, utilisés en dermatologie. Gilles Perrault fait partie des premiers à avoir effectué des scanners pour des objets d’art.
Un résultat positif n’est pas synonyme de preuve
Pour autant, malgré toute cette technologie, des erreurs sont encore possibles, et elles guettent ceux qui ne sont pas assez vigilants. Gilles Perrault, de retour dans son bureau, prévient : « Quand on capte quelque chose lors des examens sous UV, IR et X, c’est que cela existe, mais ce n’est pas parce que l’on ne découvre rien, qu’il n’y a pas un repentir ou une autre composition ! La science est extraordinaire, mais il y a des limites pour tout. »
Il y a une dizaine d’années, il est contacté pour donner son avis sur un cheval Tang, une statuette chinoise en terre cuite. Un expert avait alors utilisé une technologie, la thermoluminescence, pour dater la cuisson de la brique et authentifier le cheval, mais des doutes subsistaient. « On a fait un scan et c’est devenu limpide : c’étaient des briques sculptées, jointes les unes aux autres avec des tiges métalliques. Il ne s’agissait donc pas d’une terre cuite moulée comme cela aurait dû l’être. Le cheval était sculpté dans des briques anciennes récupérées dans des vieux murs et donc la datation était correcte. »
Même la validation par deux technologies ne suffit pas toujours. Le cheval Tang aurait pu être composé de vieilles briques râpées en poudre, recollées comme dans un moulage, avec une colle qui ne se voit qu’avec d’autres analyses… et ainsi de suite. Les faussaires sont de plus en plus habiles. Les experts, eux, sont obligés de présenter leurs preuves devant le juge et les trafiquants peuvent s’en inspirer pour tenter d’adapter leurs méthodes. Un challenge continu pour Gilles Perrault : « C’est une vraie course et nous n’avons pas envie que les faussaires sachent comment on les démasque. Mais en expertise judiciaire vous devez justifier votre résultat, par respect du contradictoire, ce qui les instruit. » Cette course à l’innovation oblige les experts à une vigilance constante sur l’état du marché des nouvelles technologies. « Je suis toujours à l’affût des innovations qui peuvent faire progresser l’expertise des œuvres d’art. En revanche, il convient toujours d’évaluer le taux d’incertitude de la méthode. Quand un nouveau moyen scientifique apparaît, on n’en connaît jamais les limites réelles d’utilisation. Les experts ont tendance à s’emballer sur la fiabilité d’une nouvelle méthode d’analyses. Il faut faire attention au contrecoup. »
L’intelligence artificielle, elle, va peu à peu faire son apparition dans le métier. Des algorithmes pour comparer les gigantesques bases de données, pour analyser des résultats, pour manipuler des prélèvements… Les applications sont nombreuses et les premiers logiciels apparaissent, mais le remplacement de l’expert par la machine est encore loin. Pour Gilles Perrault et de nombreux experts, l’intuition et la connaissance personnelle de chaque artiste reste le cœur de leur métier : pour juger le travail attribué à un Maître, rien de mieux qu’un œil aiguisé et une bonne dose d’intuition.
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