Les philosophes Éric Martin et Sébastien Mussi aspirent à un monde où la lenteur reprend ses droits, notamment en éducation. Ils citent l’écrivain et professeur Yvon Rivard : « Je rêve d’une école où l’on pourrait perdre son temps. » Pour eux, l’idéal est « tout simplement d’aller à l’école à pied, avec un cahier, un crayon et une gomme à effacer, quelques livres et surtout, du temps de loisir ».
Dans un essai percutant, les auteurs Martin et Mussi pourfendent la course aux technologies qui s’empare du milieu de l’éducation et de l’enseignement supérieur. Cette obsession technologique, issue du « capitalisme globalisé », mène à « la ruine de l’éducation, de la démocratie, de la société et à la destruction écologique et donc au suicide des sociétés et du monde », écrivent-ils.
Le métier même de professeur est menacé par l’intelligence artificielle, selon eux. Ils réclament un moratoire sur l’informatisation de l’enseignement.
Attablés dans un café du quartier Centre-Sud, les deux professeurs de philosophie au collégial admettent qu’ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Mais au-delà du coup de gueule, leur essai Bienvenue dans la machine. Enseigner à l’ère numérique est solidement documenté, sources à l’appui.
Éric Martin et Sébastien Mussi sont conscients de ramer à contre-courant. Ils touchent à un sujet sensible. Ils s’exposent à la critique. « Je m’en serais bien passé, d’écrire ce livre », dit Éric Martin. « Ça fait mal d’arriver à des constats aussi durs. Il y a un coût émotif à ça », ajoute Sébastien Mussi.
Ils ont commencé à écrire leur essai après une année d’enseignement à distance en raison de la pandémie. Le résultat des cours en ligne a été catastrophique. Les professeurs parlaient à un écran rempli de carrés noirs — à cause des caméras fermées des élèves. La majorité des jeunes étaient démotivés. L’isolement a provoqué de la détresse. Les élèves les plus forts réussissaient généralement bien, mais les plus faibles ont écopé.
« Les études sur l’école à distance ont démontré hors de tout doute que ça ne fonctionne pas. Les travaux des chercheurs Christian Boyer et Steve Bissonnette l’ont encore rappelé. La formation à distance est pourtant partout dans les demandes patronales. On manque de locaux ? Formation à distance. On a trop d’étudiants ? Formation à distance. Tout ça au nom de la rentabilité », déplore Éric Martin.
Des bénéfices à démontrer
Les auteurs notent que les gouvernements et les gestionnaires scolaires de tous les niveaux, du préscolaire jusqu’à l’université, cèdent sans se poser de questions aux pressions de l’industrie pour faire entrer toujours plus de technologies en classe. Les fameux tableaux blancs interactifs ont ainsi été introduits dans les écoles par le gouvernement Charest, il y a plus d’une décennie, sans même que le milieu scolaire en fasse la demande.
Les tablettes, les écrans, les robots, et maintenant l’application ChatGPT sont considérés comme des « innovations » incontournables en enseignement. « Les gens qui défendent ces technologies ne sont même pas capables de prouver que c’est utile. Au contraire, l’informatisation de l’école mène à un déficit d’empathie chez les élèves, à une perte d’intérêt pour l’autre, à un sentiment de solitude et à de l’anxiété », dit Sébastien Mussi.
Les travaux récents de la professeure Mélissa Généreux, de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke, confirment les effets importants de l’enseignement à distance sur le moral des jeunes, soulignent les auteurs.
Ils considèrent que l’obsession des technologies confirme une fois de plus la « marchandisation de l’éducation et de l’enseignement supérieur, soumis aux impératifs du marché. L’école est au service du capitalisme. »
Pas besoin de professeurs
Les auteurs rappellent que l’Organisation de coopération et de développement économiques estime plausible la disparition des écoles et des professeurs : « La mondialisation — économique, politique et culturelle — rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée qu’on appelle “l’école” et, en même temps qu’elle, “l’enseignant”. »
« Les élèves apprendraient tout seuls. Les enseignants deviendraient de simples accompagnants », s’indigne Sébastien Mussi.
« Si ça continue, les examens et les travaux scolaires seront conçus par ChatGPT, faits par ChatGPT et corrigés par ChatGPT. L’apprentissage, il est où, là-dedans ? Le facteur humain est pourtant la grande chose fondamentale en éducation », ajoute le philosophe.
Lui et son collègue s’inquiètent de la popularité croissante des MOOC (massive open online courses), qui regroupent des milliers d’étudiants de partout dans le monde. Des classes de maître virtuelles sont aussi offertes par des personnalités connues, « dans le décor de rêve d’une splendide salle de bibliothèque », et filmées sous plusieurs angles dans une mise en scène professionnelle. Difficile pour un simple professeur de rivaliser avec un de ces cours en ligne donnés par des superstars comme Salman Rushdie, Éric-Emmanuel Schmitt ou Bernard Werber.
Le constat est accablant, mais les deux auteurs ne baissent pas les bras. « On est pessimistes dans l’analyse, mais optimistes dans la volonté. S’il y a encore des êtres humains dans 200 ans, ils vont se dire : “Qu’est-ce que nos ancêtres ont fait ? Ils ont détruit l’environnement, ils ont branché les jeunes sur des machines.” Si les sociétés humaines survivent, elles vont être rebâties à une échelle beaucoup plus humaine. Elles vont être plus locales, plus décentralisées, plus dans la lenteur. »
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La technologie, une menace pour la profession enseignante? - Le Devoir
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