Rechercher dans ce blog

Monday, October 16, 2023

Comment réduire sa consommation de nouvelles technologies ? - L'ADN

Les tensions environnementales vont peser sur la croissance du numérique. Cela créera une fracture numérique entre ceux qui peuvent s'offrir la tech et les autres. À moins qu'on mise sur les low tech. Entretien avec Frédéric Bordage.

Journaliste pendant plus de dix ans pour 01 Informatique, Les Echos et L’Usine Nouvelle, Frédéric Bordage est un des meilleurs spécialistes français du numérique durable. Depuis 2004, il anime le collectif Green IT, qu’il a fondé, et qui réunit les experts les plus pointus en sobriété numérique, en numérique responsable, et en slow tech. Il est l'auteur des ouvrages Éco-conception Web, paru chez Eyrolles en 2015, et Tendre vers la sobriété numérique, édité par Actes Sud en 2021. 

La pollution numérique a longtemps été invisibilisée, avant d'apparaître peu à peu dans les débats sur le climat... Où en est-on exactement alors que ce secteur représente environ 4 % des émissions ? 

Frédéric Bordage : Ce chiffre est exact, mais il n'a d'intérêt que si on le rapporte aux limites planétaires. Le numérique représente alors 40 % du budget annuel soutenable d'un Européen. Nous étions à 20 % en 2010, et nous risquons de nous retrouver, selon nos études, à 50 % en 2025. L'augmentation est exponentielle. 

D'un point de vue scientifique, pour ne pas aggraver le réchauffement global, il faudrait que nous émettions au maximum 985 kilogrammes d’équivalent CO2 par personne et par an. Nous en sommes très loin. Par ailleurs, l'impact du numérique ne s'arrête pas aux émissions de gaz à effet de serre... Il contribue à 15 crises environnementales et sanitaires majeures parmi lesquelles l’eutrophisation, l'acidification des océans, l'épuisement des ressources abiotiques. Le numérique contribue donc aux tensions géopolitiques qui découlent de la compétition pour l'accès aux minerais et aux métaux... 

Depuis une dizaine d'années, il existe des smartphones durables et écoconçus, notamment le Fairphone, mais leurs ventes restent faibles alors qu'ils représentent une solution pour réduire l'impact du numérique... Comment expliquez-vous cela ? 

F.B. : Pour des milliards de consommateurs dans le monde, qui n'ont pas le pouvoir d'achat des pays industrialisés, la problématique n'est pas l'environnement. C'est le prix. Fairphone paie très cher l'assemblage de ses appareils, car ses volumes de production sont trop faibles. Ce fabricant ne pourra donc jamais être aussi compétitif que les géants du marché. C'est pour cette raison que peu de gens achètent un smartphone considéré comme « cher », si on compare les caractéristiques techniques et le prix de vente. 

Ce qui est intéressant, en revanche, c'est que pour quelques dollars de plus, LG, Samsung, Huawei ou Apple seraient capables d'intégrer ce type de technologie dans leurs smartphones pour les faire durer plus longtemps. En réalité, Fairphone démontre la mauvaise foi des grands fabricants vis-à-vis du développement durable. 

Justement, Apple a récemment annoncé la neutralité carbone de tous ses appareils en 2030, alors que Samsung vise le même objectif en 2050. Est-ce crédible ? 

F.B. : Ce n'est évidemment pas crédible, mais ce n'est pas le problème le plus grave... Les grands fabricants sont très forts pour détourner l'attention des principaux enjeux environnementaux associés à la fabrication des smartphones... Selon l'étude réalisée par l'Ademe et l'Arcep sur les impacts du numérique en France, 52 % sont liés à l'épuisement des ressources abiotiques, c'est-à-dire naturelles et non renouvelables, 28 % proviennent des radiations ionisantes, puisque notre électricité est produite avec du nucléaire, et seulement 11 % sont dus aux émissions de gaz à effet de serre. 

Toute l'attention est concentrée par Apple sur le CO2, qui n'est qu'une toute petite partie du problème. Se focaliser sur 11 % du problème, c'est la définition même du greenwashing. Cette surfocalisation sur les émissions de GES n'est pas propre à Apple ou à Samsung en particulier. C’est un phénomène généralisé à toute l'industrie du numérique en général.

À toutes fins utiles, précisons que la neutralité carbone sera impossible à atteindre, car elle dépend de mécanismes de compensation qui ont démontré qu'ils ne fonctionnaient pas. Nous sommes dans un vocabulaire et une façon de penser la réponse aux enjeux environnementaux qui vont lourdement influencer la vie de nos enfants. C'est d'un cynisme affligeant, mais il y a une explication à cela... Le problème des grands fabricants, c'est qu'ils ne savent pas « shifter » leur modèle économique, qui consiste à vendre le plus d'équipements possible, vers un modèle économique fondé sur la durabilité sans mécontenter leurs actionnaires. Il faudrait revoir la gouvernance de ces entreprises. D’autant que des pure players comme Commown en France démontrent qu’on peut glisser vers une économie de la fonctionnalité.

Cependant, avec l'augmentation des températures, les ressources en eau nécessaires pour fabriquer un smartphone commencent à diminuer, ce qui risque de faire chuter la production... Le dérèglement climatique pourrait-il mettre un terme à la croissance du numérique ? 

F.B. : Oui. Les tensions environnementales vont ralentir la croissance du numérique. Pour les fabricants, l'épuisement des ressources abiotiques sera probablement le premier frein, avant même le manque d'eau. Cette raréfaction pose la question d'un futur souhaitable pour l'humanité et pour nos enfants. Car elle risque de produire une société à deux vitesses, avec d'un côté ceux qui pourront se soigner, s'éduquer, s'élever socialement et améliorer leurs chances de survie grâce au numérique, et ceux qui ne le pourront plus. 

Cette fracture sera extrêmement violente, notamment parce que nous sommes tous devenus totalement dépendants du numérique. Ni les individus, ni les entreprises, ni même les pays ne peuvent plus fonctionner sans lui. Or, les études montrent que le rythme de consommation des ressources naturelles non renouvelables n'est pas compatible avec le temps qu'il faut pour ouvrir une mine et exploiter les métaux nécessaires au smartphone, au minimum quinze ans. Il y a un décalage très important. C'est ce qui fait que le monde de demain sera inéluctablement low-tech.

Actuellement, au lieu de préserver cette ressource numérique qui devrait être un bien commun parce qu'elle permet de répondre à certains enjeux de l'humanité, on augmente la taille de l'écran et la puissance du débit, et on précipite notre chute en créant les conditions d'un effondrement. 

Dès lors, que faudrait-il faire ? 

F.B. : En 2021, nous avons participé à l'élaboration de la loi Reen, qui vise à réduire l'empreinte environnementale du numérique, avec des propositions qui viennent en partie de nos travaux, de nos livres blancs, de nos études... C'est la première fois qu'un pays, en l'occurrence la France, légifère sur ce sujet. Cette loi prévoit la création d’un référentiel général d’écoconception des services numériques, l'allongement de la durée de vie des appareils, des efforts d’efficience énergétique pour les réseaux et centres informatiques... Elle interdit les pratiques d'obsolescence programmée, y compris pour les logiciels, et favorise le réemploi des équipements. 

À ce jour, ce sont des mesures incitatives. Mais puisque personne ne veut prendre les décisions qui fâchent, le risque est de voir apparaître des mesures coercitives. Pour réduire suffisamment la part du numérique dans le budget annuel soutenable des Français, il faut nécessairement se tourner vers une alternative à la société de consommation individuelle de masse.

Outre le nombre d'appareils, l'usage est lui aussi en constante augmentation, notamment avec le très haut débit. C'est un phénomène qui semble plus difficile à contenir, car il n'est pas technologique mais culturel...  

F.B. : En ce qui concerne l'usage, la dépendance au smartphone n'a jamais été aussi importante. Il occupe une place toujours plus centrale dans nos vies, que ce soit pour communiquer, trouver du travail, acheter un billet de train, payer la cantine de nos enfants, consulter le solde de notre compte en banque... C'est ce qui fait que cet appareil est devenu critique. 

Le deuxième aspect critique, c'est la captation du temps de cerveau utile par l'activation du circuit de la récompense. C'est un problème de santé publique puisque les GAFAM et les concepteurs d’applications intègrent volontairement des mécanismes qui rendent les utilisateurs dépendants. Ils le font dans le design de l'interface. Par exemple, plus vous scrollez sur Google News, plus vous allez avoir des actualités qui apparaissent. Cette action libère de la dopamine dans votre cerveau parce que le processus évolutif a sélectionné les homo sapiens les plus curieux, et que cette curiosité, en tant que facteur de survie de l'espèce, est récompensée. C'est vérifiable aussi sur Facebook et sur toutes les autres plateformes. Ce mécanisme, comme tous ceux du même type, est activé inconsciemment, et donc non maîtrisable par les utilisateurs. Il est similaire à celui de l'addiction à l'héroïne.

Tout est fait pour augmenter l'usage – qui est responsable d’environ un tiers des impacts environnementaux – puisque le modèle économique sous-jacent est celui de la publicité et de la collecte de données personnelles. Ce niveau de manipulation, aujourd'hui généralisé à l'échelle planétaire, est absolument inacceptable d'un point de vue éthique, mais aussi d'un point de vue écologique. 

À terme, il faudra sans doute réfléchir à un cadre juridique comparable à celui de la loi Évin sur le tabac et l'alcool pour poser des limites. 

Finalement, la sobriété apparaît comme la seule solution viable ?

F.B. : En effet. Ce n'est plus une option. La sobriété sera heureuse parce qu'elle sera anticipée et voulue, ou malheureuse parce que subie. Sans sobriété, on risque de transiter vers un monde où il n'y aura plus de numérique. Et le mur se rapproche très vite. Au rythme actuel d'épuisement des ressources, la fin des nouvelles technologies est une question de décennies, pas de siècles. 

Adblock test (Why?)


Comment réduire sa consommation de nouvelles technologies ? - L'ADN
Read More

No comments:

Post a Comment

À Lannion, Lumibird poursuit sa course en tête des technologies laser - Le Télégramme

À Lannion, Lumibird est un fleuron industriel et technologique . Fondée en 2018, dans la foulée du regroupement de Keopsys et Quantel, l’en...