Les talibans aussi peuvent avoir des Apple Watch. La photo, publiée sur Twitter, peut paraître surprenante, même si l'objet demeure accroché au poignet d'une personnalité haut placée du mouvement islamiste et non d'un simple soldat. Celle-ci illustre malgré tout l'évolution qui a eu lieu au sein des talibans vis-à-vis des nouvelles technologies.
"A la fin des années 1990, quand les talibans sont arrivés à Kaboul en 1998, symboliquement, ils exécutaient les télévisions, rappelle à L'Express Karim Pakzad, chercheur à l'IRIS (Institut de Recherches Internationales et Stratégiques), spécialiste de l'Afghanistan. Il y avait aussi des spectacles de pendaison de cassettes." Les appareils photos, n'étaient, non plus, pas très communs. C'est pourquoi trouver une photo du mollah Omar, l'un des fondateurs des talibans, relève du miracle.
Toutes ces technologies, majoritairement occidentales, ne trouvaient grâce dans les yeux des fondateurs du groupe ultra-rigoriste. Les temps ont changé. "Lorsque les premières photos des talibans à l'intérieur du palais présidentiel saisi à Kaboul ont émergé, il y avait presque autant de membres talibans armés de caméras vidéo et de smartphones que ceux qui brandissaient des armes à feu", a résumé cette semaine le spécialiste du Moyen-Orient Kabir Taneja, pour le Global Network on Extremism and Technology (GNET). Comment en sont-ils arrivés là ?
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Les réseaux sociaux, outils de propagande guerrière
Nul ne peut prédire ce qu'il se serait passé sans l'intervention américaine. Quoi qu'il en soit, l'Afghanistan est devenu de plus en plus connecté au fils des ans, à un rythme cependant moins soutenu qu'ailleurs. La banque mondiale estimait, en 2000, qu'aucun Afghan (ou presque) n'avait accès à Internet cette année-là. Ils n'étaient que 4% en 2010. Le taux a péniblement grimpé jusqu'à 11,4% en 2017. En 2021, plus de 8 millions d'Afghans seraient actifs en ligne, selon les dernières études menées par We Are Social et Hootsuite, soit environ 22% de la population. Plus de la moitié d'entre eux consulteraient les réseaux sociaux, Facebook et Twitter en tête. Vraisemblablement des jeunes.
Le virage numérique des talibans, lui, débute vers 2005-2006, avec la mise en ligne de son site, Al-Emara, disponible en dari, en pachto mais aussi en anglais. Ils s'intéressent ensuite assez vite aux réseaux sociaux naissants. Les principaux porte-parole s'inscrivent sur Twitter et émettent frénétiquement sur la toile dès 2011. Aujourd'hui, Zabihullah Mujahid, 350 000 abonnés, Dr M Naeem, 230 000 "followers" et Suhail Shaheen, 383 000 abonnés, rassemblent une audience de près d'un million de personnes sur ce seul réseau, l'un des plus consultés de la planète. Sans que la plateforme fondée par Jack Dorsey n'y voit pour le moment d'inconvénient majeur.
A l'époque, les premières communications sont essentiellement tournées vers de la propagande de guerre, comme l'avait analysé le professeur américain en Sciences Sociales, David Drissel, dans un article académique paru en 2014. "Les cyber-activistes talibans publient régulièrement des mises à jour sur Twitter qui relaient des allégations souvent erronées et vantardes d'attaques spécifiques contre les soi-disant "envahisseurs chrétiens", les "croisés" occidentaux, les "forces infidèles" (...). Des tweets ont été fréquemment observés revendiquant la responsabilité d'attaques à l'EEI (engin explosif improvisé), d'attaques de tireurs d'élite et d'embuscades à la grenade contre les forces de la coalition et l'armée afghane". Les talibans dénoncent également ce qu'ils nomment les "crimes de guerre" américains, notamment que les frappes atteignent des civils.
Dans le cadre de cette propagande guerrière, le mouvement islamiste tente d'influer, d'abord physiquement mais aussi en ligne, sur les élections en Afghanistan. Il y a deux ans, le DFR Lab, une organisation américaine spécialisée dans le combat contre la désinformation, avait mis au jour une petite entreprise de déstabilisation sur Twitter, menée par une soixantaine de comptes talibans, poussant un hashtag, " #AlFath", glorifiant leurs attaques contre les forces gouvernementales. De quoi faire monter la pression sur les habitants, inciter à ne pas aller voter. Les islamistes conservent encore aujourd'hui les mêmes pratiques. Le DFR Lab montrant, lors de la prise de villes provinciales mais aussi Kaboul, cet été, comment chaque message de leaders talibans avait été amplifié à travers le réseau à l'oiseau bleu.
Diplomatie et auto-tamponneuses... jusqu'à quand ?
Finalement, en "ayant des ressources comparativement limitées", les talibans "publient et partagent plus d'informations en termes de fréquence et de quantité que celle du gouvernement", jugeait, dans un autre article, paru en septembre 2020, Hazrat M. Bahar, chercheur spécialisé en communication, installé à Shanghaï.
Un changement s'opère malgré tout, depuis plusieurs années. Peut-être échaudés par les conditions d'utilisation de plus en plus strictes des réseaux sociaux, à majorité américains, les talibans se sont tournés vers une utilisation plus "diplomatique" de ces outils numériques. "Ce sont eux qui, par leurs canaux, livraient au monde entier certaines informations - savamment filtrées bien sûr - sur les négociations en cours à Doha avec les Américains, au Qatar. Ils se sont aussi servis d'Internet pour documenter leurs voyages officiels à Moscou, ou encore en Chine, par exemple", explique Karim Pakzad.
Cette nouvelle stratégie atteint actuellement son paroxysme, en dépit de la prise de pouvoir. Cette semaine, les leaders talibans ont tenté via, leurs sites d'information, leurs reportages, mais aussi les plateformes Twitter, Facebook et Whatsapp, de rassurer la population. Une série de numéros WhatsApp pour recueillir des plaintes avait notamment été relayée, à Kaboul.
Zabihullah Mujahid, toujours sur Twitter, assurait samedi qu'un comité de trois membres avait été mis en place à Kaboul pour "rassurer les médias". "Un membre de la Commission culturelle, un membre de la Fédération des journalistes et des institutions médiatiques et un membre du commandement de la police de Kaboul y participeront. Ils aborderont les problèmes des médias à Kaboul".
Mais ces gestes d'apaisement ne laissent personne dupe. Et pour cause. Des informations font état de plusieurs journalistes persécutés, et d'un proche d'un reporter allemand tué. Les violences sur les civils et opposants sont déjà, elles aussi, bien documentées.
La base du mouvement tente de la même façon de changer son image grâce au pouvoir des réseaux. "On voit désormais les soldats s'amuser à jouer aux auto-tamponneuses, à se filmer. Cela fait partie d'une forme de normalisation, mais aussi de schizophrénie totale de ce courant, qui rejette pourtant tous les loisirs Occidentaux. Reste que cela donne un visage plus acceptable au régime", décrypte auprès de L'Express Sébastien Boissous, docteur en sciences politiques et chercheur en relations euro-arabes.
Pressions, contrôles et persécutions
"Mais au fond, discuter des talibans et de leurs nouveaux outils numériques revient à l'éternelle question : est-ce qu'ils ont changé, comme ils le disent eux-mêmes ?", poursuit l'expert. Apparemment, non. L'organisation Human Right First appelle les Afghans à supprimer leurs historiques en ligne, leur musique, leurs photos. Jusqu'à son CV LinkedIn. Internet peut évidemment servir à la traque - bien réelle - des opposants. Une "liste prioritaire" aurait même été dressée par les talibans, affirment des sources sur place.
Les principaux réseaux sociaux réagissent. Dans la semaine, Facebook, qui a banni les principaux comptes talibans, a déclaré qu'il avait ajouté des mesures de sécurité pour ses utilisateurs afghans, en dissimulant notamment leurs listes d'amis. L'application Clubhouse l'a imité, en masquant les présentations et les photos de profils.
Cela ne suffira peut-être pas à limiter les persécutions. The Intercept signalait mercredi que des talibans avaient également pris possession de dispositifs biométriques militaires américains. Ces derniers pourraient s'en servir pour identifier les Afghans qui ont aidé les forces de la coalition.
"Vingt ans après leur dernière prise de pouvoir, s'ils n'ont pas changé sur les points fondamentaux de leur idéologie, les talibans ont appris qu'à côté de la guerre, de la lutte armée, il y a d'autres moyens à utiliser. Ce sont les raisons pour lesquelles ils ont adopté ces moyens de communication modernes, abandonné leur rejet des nouvelles technologies", estime Karim Pakzad.
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Les réseaux sociaux, tout particulièrement, sont cependant à doubles tranchants. Le nouveau régime a vu cette semaine, lors du 102e anniversaire de l'indépendance du pays, déferler des images montrant des centaines d'opposants remplacer le drapeau islamiste par le tricolore (rouge, noir, vert). Mais aussi celles de la poignée de femmes descendues dans la rue pour défendre leurs droits, menacés par les talibans. Des images reprises un peu partout à travers la planète. Le temps de la diplomatie est peut-être bientôt terminé. "Je ne crois pas à l'Internet pour tous en Afghanistan. Ce n'est pas réservé aux talibans. Tous les régimes et États autoritaires finissent toujours par en restreindre drastiquement l'accès", confie Karim Pakzad. Une tentation qui, pour le coup, ne diffère pas de certains de pays occidentaux.
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