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Sunday, March 19, 2023

Aviation décarbonée : l'Académie des Technologies fait d'importantes préconisations - Air & Cosmos

Quelques semaines après qu'une feuille de route de décarbonation du secteur aérien et aéronautique, réalisée conjointement par le GIFAS (Groupe des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales), la FNAM (Fédération nationale de l'Aviation et ses Métiers) et l'UAF (Union des Aéroports Français) ait été présentée aux ministres de la Transition écologique, de l'Industrie et des Transports, l'Académie des Technologies vient d'apporter sa pierre à l'édifice d'une filière de production de carburants durables pour le secteur de l'aviation. Elle vient de publier un rapport de 133 pages sur la décarbonation du transport aérien et sur les priorités qu'il faut donner aux carburants durables. Selon les objectifs de la directive européenne ReFuel EU en cours de finalisation, le besoin en carburant durable pour l'aviation, ou "kérosène durable", ou SAF ("Sustainable aviation fuel", selon son acronyme anglophone), serait pour 2050 de l'ordre de 30 millions de tonnes pour l'Europe, dont six millions de tonnes pour la France. Un tiers de ces besoins devra être satisfait dès 2035.

Une boîte qui dispose d'assez peu d'outils

"Entre les années 90 et aujourd'hui, les progrès techniques ont permis de réduire de moitié la consommation de carburant des avions. Et on estime que d'ici 2050, il sera encore possible de gagner encore 30% sur la consommation des appareils. Néanmoins, il faut trouver une solution pour les 70% restants et la solution, c'est la décarbonation, grâce notamment aux carburants durables. Ces derniers pourraient permettre de diviser par dix les émissions d'ici 2050. Pour donner un ordre de grandeur, une personne qui fait un aller-retour entre Paris et New York est à l'origine d'une tonne d'émission de CO2. Si on le divise par dix, cela fait 100 kg. Et c'est ce qu'une personne émet comme CO2 sur un aller-retour Paris-Bordeaux dans une voiture moyenne gamme avec deux personnes à l'intérieur. On ramène ainsi l'aviation à quelque chose d'extrêmement ténu », explique Daniel Iracane, directeur du pôle Énergie de l'Académie des Technologies. "D'un point de vue quantitatif, il va falloir produire en France à l'horizon 2050 un total de six millions de tonnes de carburant durable. En ordre de grandeur, six millions de tonnes de carburant, cela correspond à 15% de la totalité de la consommation routière. Il y a dans notre rapport deux défis majeurs et critiques. Quelles que soient les nouvelles techniques qui pourront améliorer le bilan environnemental des avions, il faudra des quantités massives d'énergies bas carbone pour les faire voler. À partir du moment où on ne recourt plus aux énergies fossiles, il va falloir substituer une énergie et la boîte à outils ne contient pas beaucoup d'outils. Il y aura la biomasse et l'électricité bas carbone", poursuit Daniel Iracane.

"­Il faut aussi rappeler que l'horloge tourne. Le défi de l'accord de Paris impose un budget «­carbone » qui s'érode tous les jours. Donc maintenant, il faut aller vite. Monter des filières industrielles de grande échelle, cela prend facilement dix ou quinze ans. Et donc nous avons une visibilité d'une trentaine d'années pour atteindre un bilan carbone neutre ou presque neutre. Quand vous avez trente ans pour faire quelque chose et qu'il vous faut quinze ans pour faire un pas, cela veut dire qu'il faut commencer très rapidement ». 

Limites et incertitudes de l'utilisation de la biomasse

Pour produire du carburant durable, il y a deux grandes techniques disponibles­ : celle qui utilise la biomasse et celle qui, grâce à l'utilisation d'énergie électrique permet de créer du kérosène de synthèse, à partir de CO2 capturé dans l'air ou issu des rejets industriels. "­La biomasse, quelque part, c'est idéal car cela amène d'un seul coup le carbone, l'hydrogène et l'énergie. Mais il faut quand même lui rajouter de l'hydrogène en apport extérieur car en faisant cela on arrive à doubler le rendement d'utilisation de la biomasse. L'alternative à l'utilisation de la biomasse pour produire du carburant, ce sont les carburants de synthèse. Pour cela, on a toujours besoin d'hydrogène et de carbone mais l'hydrogène est obtenu à partir de l'électrolyse de l'eau (formée de deux atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène, ndlr) réalisée avec beaucoup d'électricité. Ce système a l'immense avantage d'être compatible avec les infrastructures et les moyens de transport existants"­, précise Daniel Iracane.

Le problème est que l'utilisation de la biomasse a d'importantes limites. «­ Le point sensible est que la biomasse est une ressource précieuse qui va être demandée par beaucoup de secteurs et qui a des limites. La première limite est celle de la disponibilité physique. Il y a déjà une toute petite partie de carburant qui est issue d'huiles de cuisson usées ou de graisses animales mais on voit que ce type de biocarburant sera limité à une petite part du besoin, de l'ordre de 4­%. Il faut aller chercher d'autres ressources, comme les résidus forestiers, les résidus agricoles ou même des cultures dédiées. Et là, on estime que l'on pourrait satisfaire environ 20­% des besoins. Ces deux chiffres sont soumis à beaucoup d'incertitudes. La première des incertitudes est d'ordre technique. Est-ce que l'évolution du climat et des sols permettra à l'avenir un accès continu à cette biomasse ­?", demande Daniel Iracane. "­La deuxième incertitude est de nature économique, car la biomasse, pour passer à l'échelle de production industrielle, il faut la collecter. Si on crée une usine qui produit 0,2 million de tonnes de bio-kérosène (alors qu'on sait qu'il faudra atteindre un niveau de production de carburant durable de six millions de tonnes à l'horizon 2050, donc 30 fois plus), il faudra un rayon de collecte de 100­km. Ce sont des densités moyennes de biomasse avec deux régions assez bien dotées comme le Sud-Ouest et le Nord-Est, mais on ne pourra pas tracer beaucoup de cercles de 100­km autour d'unités de production". Il y a donc des incertitudes mais il y a aussi des projets positifs comme le projet BioTJet, lancé par l'IFPEN (Institut Français du Pétrole Energies Nouvelles) au sein d'un consortium. Et un de ses objectifs critiques, c'est justement le lancement d'une filière de collecte industrielle. "La dernière incertitude, vraiment structurelle, est liée aux arbitrages d'usages. Avec de la biomasse, on peut faire du biokérosène, mais on peut aussi faire du biogaz, du bois de chauffage pour les concitoyens… Il y aura donc un arbitrage politique et économique, complexe à effectuer, entre les différentes filières industrielles qui voudraient accéder à cette biomasse. Il y a aussi un arbitrage d'usage beaucoup plus fondamental comme la biodiversité, la déforestation, l'alimentation humaine etc. Ces arbitrages d'usage ont fait, par exemple, que les bus qui roulaient il y a quelques années grâce à un carburant à base de colza ont été interdits par la Commission européenne, et entraîné une fin des carburants dits­ "de première génération" , prévue en 2030 », explique Daniel Iracane. Vu l'étendue des limites et des incertitudes liées à la biomasse, l'Académie des Technologies préconise clairement comme prioritaire la production de kérosène de synthèse, à l'aide de la technique de captation de CO2. 

La nécessité d'une production électrique de plus en plus importante

"­Avec 10­% de la bioénergie disponible (la biomasse disponible pour faire de l'énergie, ndlr) allouée au transport aérien, il faudrait une énergie électrique équivalente à 20­Twh (le térawatt-heure équivaut à un milliard de kilowatt-heures, ndlr) pour produire la cible intermédiaire de 2 millions de tonnes de kérosène durable à l'horizon 2035, et 170­Twh pour 2050, pour produire six millions de tonnes de kérosène durable », précise Daniel Iracane. "­Aujourd'hui nous sommes à 0,1 million de tonnes. Donc il va falloir faire un saut très important d'ici 2035 et, après, d'ici 2050, il faudra encore multiplier par trois la production. Pour donner un ordre de grandeur sur l'énergie électrique nécessaire, la France produit aujourd'hui environ 500­Twh d'électricité et en consomme 450. On voit donc qu'à l'horizon 2050, le besoin d'électricité pour décarboner l'aviation sera tout à fait significatif ». Sur la production d'énergie électrique, l'Académie a des préconisations très précises. «­Il y a un mix électrique en France qui, en 2035, sera globalement en continuité. Il y aura peut-être quelques réacteurs nucléaires et éoliennes en plus mais globalement nous serons dans le même monde. Pour promouvoir la solution de production la plus robuste, nous préconisons le prolongement de 60 ans des réacteurs nucléaires existants tant qu'ils sont autorisés par l'Autorité de sûreté, plus quelques nouveaux réacteurs en cours de mise en place. Et on fait aussi l'hypothèse d'une croissance soutenue de l'éolien et du photovoltaïque. La bonne nouvelle est que si on fait cela, on aura à disposition une centaine de Twh disponibles pour déployer un premier palier de décarbonation en général, dont le secteur aérien", explique Daniel Iracane.

L'historique de la production électrique en France lui donne un avantage certain et décisif par rapport à ses voisins européens. "Par son mix décarboné, la France a l'opportunité d'initier une filière industrielle de carburant durable dès 2030, là où la majorité des pays devra d'abord décarboner leur mix électrique ou dépendre exclusivement d'importations. En effet, faire des carburants propres avec une électricité sale, cela n'a aucun sens. Par rapport à cela, la France est donc dans une situation privilégiée. Il faut quand même préciser que l'empreinte carbone du mix électrique français équivaut à un dixième de l'empreinte carbone du mix électrique européen et un quinzième du mix de certains grands pays européens », précise Daniel Iracane.

Pour le deuxième palier permettant d'accéder au niveau net zéro émission, il n'y aura pas d'autre solution pour l'Académie des Technologies que de faire un très grand saut quantitatif. «­Pour 2050, nous avons dit qu'il allait falloir produire six millions de tonnes donc nous serons sur un facteur trois par rapport à 2035. Donc il va falloir investir massivement dans la production d'électricité. Si on ajoute le transport routier, le transport maritime et le transport aérien, nous arrivons vite à la conclusion structurante qu'il va falloir doubler la quantité d'électricité produite sur notre territoire. Et il faut qu'elle soit très bas carbone. Dès lors que l'on arrivera à doubler la production d'électricité, le secteur aérien et la production des carburants d'aviation durable pourront assurer la décarbonation. Il faudra donc encore accélérer la production d'électricité renouvelable et construire de nouveaux réacteurs nucléaires. C'est une conclusion violente, mais essentielle" . L'Académie rappelle qu'au niveau européen, il y a toujours une forte consommation d'énergie, mais qu'elle est pour l'instant à 73­% fossile. Il va donc falloir remplacer près de trois quarts de l'énergie produite actuellement par de l'énergie durable.

"Du point de vue économique, le prix du kérosène dans le passé a varié entre 0,5 € et 1 € au litre. Pour le kérosène fossile encore utilisé dans le futur, on estime qu'il devrait être plutôt à 1 € du litre car, pour l'instant, la consommation de pétrole se maintient mais la matière première commence à être plus difficile d'extraction. Comme disent les Anglais, on a "ramassé les fruits bas, et il faut ramasser les fruits hauts". Ce qui était facile à faire a été fait et les extractions actuelles sont plus difficiles donc plus coûteuses. Nous avons évalué le coût de production du kérosène durable à environ 2 € du litre, soit le double de ce que coûterait un carburant fossile futur. Dans la littérature scientifique, on trouve des rapports entre le prix du kérosène fossile et celui du kérosène durable supérieur à ce facteur deux. Mais il faut préciser qu'une comparaison avec du kérosène fossile d'ancienne génération n'a pas grand sens. Effectivement, si on compare 2 € à 0,5 €, on est à un prix quatre fois plus important voire un rapport de 1 à 5. Aujourd'hui, la valeur de la tonne de CO2 émise est de l'ordre de 100­€ et il y a une convergence des experts pour dire que dans la décennie qui vient, nous serons plutôt à 300­€ la tonne. Donc c'est un indicateur de la valeur qu'il faut attribuer au CO2 dans le pilotage des politiques des entreprises et des États. Cela dit, l'ampleur de l'effort qu'il faut consentir pour décarboner, 300­€ la tonne, cela nous montre que pour le secteur aérien, c'est non seulement souhaitable mais c'est aussi faisable », se réjouit Daniel Iracane.

Intérêts stratégiques d'une vraie politique publique

Une politique publique soutenant l'émergence rapide d'un secteur des carburants durables présente plusieurs intérêts stratégiques: décarbonation effective du secteur aérien, utilisation efficace des périodes de surcapacité de production électrique (c'est-à-dire une utilisation en continu à puissance nominale des réacteurs nucléaires), développement de l'économie de l'hydrogène et des autres molécules énergétiques, renforçant ainsi l'indépendance énergétique, contribution importante à la ré-industrialisation avec un impact positif sur l'économie et l'emploi des territoires, amélioration de la balance commerciale par la limitation des importations de produits pétroliers. Une telle politique devra s'appuyer sur la négociation de feuilles de route avec les différents secteurs de l'économie, sur des mécanismes d'incitation et de soutien donnant des objectifs partagés aux acteurs économiques, sur un cadre réglementaire cohérent au niveau européen et international créant les conditions d'un marché viable et efficace et enfin, sur une planification dans la durée pour la production de la biomasse et de l'électricité bas carbone à l'échelle des besoins retenus dans les feuilles de route.

"Le chemin ne sera néanmoins pas tranquille et les choses ne se feront pas d'elles-mêmes. Il faut être dans une économie de l'effort. Il va falloir mûrir les technologies industrielles, à la fois au niveau des briques technologiques nécessaires mais aussi pour l'intégration industrielle. Il faut investir et il faudra parfois prendre un peu de risques parce que tout ne marchera pas toujours du premier coup. Il faut donc accélérer le développement technologiques et industriel. Sur ce plan, d'autres pays européens sont en avance par rapport à nous. Le deuxième enjeu est de sécuriser la trajectoire du parc électrique. Nous avons un grand héritage sur notre mix électrique depuis une quarantaine d'années mais les crises récentes montrent que rien n'est jamais garanti sur le long terme. Il faut réinvestir, et réinvestir vite, à la fois dans du renouvelable et dans de nouveaux générateurs nucléaires pour que les générations qui suivent aient les mêmes chances que nous en termes de mix électrique. Il faudra aussi que la puissance publique émette une direction claire et donne des signaux de redéploiement de politiques industrielles, qui auront des répercussions très positives sur l'économie de territoires, sur la souveraineté de la France et sur sa balance commerciale, puisqu'un carburant que l'on produit c'est un carburant de moins à importer. Nous avons vu que la biomasse était très précieuse. La production électrique ne sera pas moins précieuse dans les quarante prochaines années. Les énergies bas carbone seront les ressources demandées par tous les acteurs économiques. Il faudra bien que des priorités soient mises et là comme ailleurs il faudra bien que des politiques publiques interviennent, non pas en prescrivant des taux d'utilisation mais en envoyant des signaux clairs qui cadrent le sujet ».

Retrouvez l'intégralité de cet article dans le numéro 2821 d'Air&Cosmos du 16 mars 2023. 

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